Le 9 septembre 2023, l’Irlande a entamé sa Coupe du monde de rugby par un match contre la Roumanie, à Bordeaux. En tribunes, l’ambassadeur d’Irlande et l’ambassadeur du Royaume-Uni étaient présents. Tous deux étaient venus encourager "leur" Irlande. En effet, l’équipe d’Irlande représente l’ensemble de l’île, donc aussi bien la République d’Irlande, qui est indépendante depuis 1922, que l’Irlande du Nord, restée dans le giron du Royaume-Uni.
Cette simple image des deux ambassadeurs illustre la complexité du rapport entre sport et politique en Irlande. Les équipes nationales irlandaises – et spécialement celle de rugby – se trouvent, plus qu’ailleurs, au centre de la construction identitaire des habitants de l’île, qu’ils soient citoyens de la République d’Irlande (5 millions de personnes) ou qu’ils comptent parmi les quelque 2 millions de résidents de l’Irlande du Nord, laquelle est partie intégrante du Royaume-Uni.
Stades, drapeaux, hymnes… Les casse-tête irlandais
Malgré la partition de 1922, l’Irlande est représentée par une seule sélection nationale unique dans de nombreux sports. Cette situation n’est pas allée sans créer quelques problèmes.
En football, jusque dans les années 1950, la République d’Irlande et l’Irlande du Nord prétendaient toutes deux représenter "l'Irlande". Certains joueurs en profitaient pour jouer pour l’équipe du Nord le samedi à Belfast, avant de prendre le train pour Dublin et de porter les couleurs de l’équipe du Sud le dimanche. En 1953, la FIFA a ordonné que cela cesse et a décrété que, dorénavant, les deux équipes s’appelleraient République d’Irlande et Irlande du Nord.
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En hockey sur gazon, une équipe irlandaise unique dispute la Coupe du monde et le Championnat d’Europe ; mais les règles des Jeux olympiques n’autorisent pas la présence de plusieurs équipes d’un même pays : aux JO, il y a donc une seule équipe représentant l’ensemble du Royaume-Uni, et une autre représentant la République d’Irlande. Plusieurs hockeyeurs ont ainsi joué pour l’Irlande lors de la Coupe du monde et des Championnats d’Europe, mais pour l’équipe du Royaume-Uni lors des Jeux olympiques.
En ce qui concerne le rugby, les problèmes ont également été nombreux lors des matchs de la sélection. Tout d’abord, où doit-elle disputer ses rencontres à domicile ? L’Irlande joue principalement à Dublin, et occasionnellement à Belfast, en Irlande du Nord (donc au Royaume-Uni).
Dès lors, quel drapeau afficher ? Pour éviter les litiges sur ce point, l’IRFU (la fédération chargée du rugby à XV en Irlande) a conçu son propre drapeau en 1925. Lors des matchs qui se déroulent à Dublin, ce drapeau est associé au drapeau tricolore de la République. Et lors des rares matchs tenus à Belfast, c’est le drapeau de l’Ulster (région historique située dans le nord de l’île d’Irlande, qui recouvre la totalité de l’entité du Royaume-Uni qu’est l’Irlande du Nord ainsi que trois comtés relevant de la République d’Irlande) qui est utilisé conjointement avec celui de l’IRFU.
Autre symbole important de l’identité : l’hymne. Lors des matchs de rugby à Dublin, l’hymne national de la République d’Irlande ("Amhràn na bhFiann") est joué, tandis qu’à Belfast, c’est "God Save The Queen" (ou désormais God Save The King) qui est utilisé, et aucun hymne n’est joué lors des matchs à l’extérieur. En 1954, ce problème a atteint son paroxysme lorsque certains joueurs de la République ont protesté contre l’utilisation de "God Save The Queen" avant un match contre l’Écosse à Belfast. Il s’ensuivit une longue période pendant laquelle l’IRFU évita d’organiser des matchs à Belfast.
L’absence d’un hymne irlandais acceptable par tous a été un problème lors de la première Coupe du monde de rugby, en 1987. Toutes les équipes, à l’exception de l’Irlande, avaient un hymne. En guise de mesure d’urgence, l’équipe a donc utilisé l’enregistrement, sur une cassette audio, d’une ballade irlandaise, "The Rose of Tralee". Cet enregistrement a suscité des moqueries en raison de la piètre qualité audio de la cassette et du fait que le morceau avait été enregistré par un musicien allemand, James Last.
Finalement, l’IRFU a commandé un hymne pour l’équipe de rugby, "Ireland’s Call". Il a été écrit par l’un des meilleurs auteurs-compositeurs irlandais, Phil Coulter. Bien qu’il ait été initialement critiqué, il a fini par être adopté comme hymne politiquement neutre, non seulement par l’équipe irlandaise de rugby, mais aussi par les équipes irlandaises de cricket et de hockey.
La pratique consiste désormais à jouer "Ireland’s Call" et "Amhràn na bhFiann" à Dublin, mais seulement "Ireland’s Call" lors des matchs à l’extérieur.
Lors de la Coupe du monde de rugby 2023, un hymne non officiel des supporters a vu le jour. Les fans irlandais ont commencé à chanter la chanson "Zombie" des Cranberries, écrite quelque 30 ans plus tôt en réaction à un attentat à la bombe de l’IRA. L’adoption de cette chanson par les fans de rugby a déclenché un débat, certains estimant qu’elle insultait le nationalisme irlandais et qualifiant les fans de rugby de "West Brits" (terme péjoratif désignant les Irlandais trop pro-britanniques). Toutefois, le premier ministre irlandais actuel, Leo Varadkar, a insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une "chanson antiterroriste ; ce n’est pas une chanson nationaliste ou unioniste".
Le poids des années de Troubles
Les discussions relatives à « Zombie » montrent comment le rugby a été affecté par les Troubles, le violent conflit sur le statut de l’Irlande du Nord qui a duré de la fin des années 1960 jusqu’à l’accord de paix de 1998.
Les graves violences qui ont éclaté en Irlande du Nord ont en effet eu des conséquences sur le rugby. En 1972, l’Écosse et le Pays de Galles ont refusé de se rendre à Dublin pour participer au Tournoi des cinq nations. L’année suivante, on s’attendait à ce que l’Angleterre fasse de même, mais au lieu de cela, elle est venue jouer à Dublin, un geste de soutien qui a été chaleureusement accueilli en Irlande.
Après ces deux années particulièrement tendues, il n’y a pas eu d’autres annulations de matchs de rugby. Cependant, en avril 1987, trois joueurs du Nord – Nigel Carr, David Irwin et Philip Rainey – ont été blessés lorsque la voiture dans laquelle ils se rendaient à une séance d’entraînement a été prise dans un attentat à la bombe commis par l’IRA au passage de la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. La cible de l’attentat était Maurice Gibson, un haut magistrat d’Irlande du Nord ; sa femme et lui-même ont été tués dans l’explosion.
La voiture qui emmenait les trois rugbymen vers le sud passait juste à ce moment-là. Les joueurs n’ont pas subi de blessures mortelles – tous les trois ont fait partie de l’équipe d’Irlande lors de la Coupe du monde qui s’est déroulée plus tard dans l’année – mais l’un d’entre eux, Carr, s’est retiré prématurément du rugby à la suite des blessures qu’il a subies.
Revenons brièvement sur la question des stades accueillant les matchs. En 2007, l’ancien stade de Lansdowne Road à Dublin a été fermé pendant trois ans pour reconstruction. Pendant ces années, les rencontres internationales de rugby (et de football) ont été déplacées à Croke Park. Ce stade appartient à la Gaelic Athletic Association (GAA), qui vise à promouvoir les sports typiquement irlandais tels que le football gaélique et le hurling.
À l’origine, la GAA interdisait spécifiquement les "sports étrangers" tels que le football et le rugby – les membres des clubs de la GAA n’avaient pas le droit de participer à ces sports, ni même de les regarder. Si cette hostilité profonde s’est atténuée au début des années 2000, la réticence à aider un sport rival reste considérable. Un membre important de la GAA a par exemple déclaré en 2017 que le rugby "menaçait de détourner les jeunes joueurs prometteurs des sports gaéliques".
En outre, Croke Park est imprégné de symbolisme nationaliste. L’une des extrémités du terrain est connue sous le nom de "Hill 16", en mémoire du soulèvement nationaliste de 1916 contre la domination britannique en Irlande. Une autre partie est appelée Hogan Stand, en l’honneur d’un joueur de football gaélique qui fut l’une des 14 personnes tuées à Croke Park le 21 novembre 1920 lorsque les forces de sécurité britanniques ont ouvert le feu sur une foule assistant à un match de football gaélique. La décision d’accueillir à Croke Park un "match étranger" a donc suscité la controverse. Cependant, lorsque l’Irlande y a joué contre l’Angleterre en 2007, "God Save The Queen" a été traité avec respect, ce qui a fait de cette journée "un jour de fierté pour l’Irlande moderne".
Un sport devenu fédérateur
On le voit : en Irlande, le rugby est entouré d’une importante symbolique politique. Malgré tout, l’île continue d’aligner une équipe nationale unique.
Au cours des dernières décennies, c’est aussi l’alignement identitaire lié au rugby qui a changé. Auparavant, ce sport était considéré comme fortement protestant et, par conséquent, aux yeux d’une grande partie de la République d’Irlande, il "ne représentait pas vraiment l’Irlande".
Mais progressivement, le nombre de catholiques appréciant et pratiquant le jeu a augmenté et une position plus équilibrée a émergé. Ce processus a été renforcé par l’identité de classe liée à la pratique et à l’appréciation du rugby en Irlande. Le rugby est fortement ancré dans la classe moyenne et "la pratique du rugby et la participation sociale au rugby (appartenance à un club, participation aux matchs, etc.) sont fortement liées au statut socio-économique". Cette appartenance à une même classe sociale a contribué à maintenir l’unité du rugby en Irlande.
Enfin, la professionnalisation du rugby en 1995 a eu un impact majeur sur sa place en Irlande. Sa popularité a nettement augmenté, tant au niveau des clubs qu’au niveau de l’équipe nationale. L’ère du professionnalisme a également permis à de nombreux joueurs australiens, néo-zélandais et sud-africains de s’installer en Irlande et même de jouer pour la sélection irlandaise. Cela a contribué à l’affaiblissement des identités nationalistes et unionistes les plus dogmatiques et les plus enracinées, qui sont en train d’être remplacées par de nouvelles identités plus mondialisées.
Alors que l’équipe d’Irlande a pu être autrefois "une union temporaire de deux nations politiquement distinctes par le biais du sport", elle "transcende désormais les barrières et les différences de race, de sexe, de religion et d’orientation sexuelle", selon la formule de l’IRFU.
Michael Holmes, Maître de conférences en science politique, Institut catholique de Lille (ICL)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement celles d'InfoChrétienne.